Cette réunion a bénéficié des interventions de : (dans l'ordre d'intervention et de ce compte rendu)
- François Chesnais Economiste, Conseil scientifique ATTAC, Carré Rouge
1- Dans quel cadre pouvons-nous réfléchir, construire et agir ensemble ?
Nous nous situons dans une crise du mouvement ouvrier et syndical, dans un moment où il est nécessaire de revenir aux origines pour pouvoir resituer notre réflexion.
Le point de départ est la pensée et l'action de Gracchus Babeuf, qui part du postulat qu'il faut se dresser contre le capital au nom d'un autre système. La lutte n'est possible que par et avec la projection vers un autre système économique et politique.
Cette approche est partagée par Marx et les Syndicalistes Révolutionnaires.
Dans la lutte, qui voit une classe se dresser contre la bourgeoisie, aucune forme de délégation n'est possible.
Certes, il existera des différences entre marxistes et SR (sur la grève générale, sur la pensée du monde futur à opposer) mais ces différences s'expriment dans le cadre d'une compréhension commune de la lutte contre le capitalisme.
Pourquoi ce bref rappel historique et théorique est-il important aujourd'hui ?
La période qui s'ouvre à la fin de la Deuxième Guerre mondiale a pris fin.
Le capitalisme fonctionnait avec des éléments de régulation mis en place avec la participation de "partenaires sociaux" et dans un cadre essentiellement national. Cette période s'incarne dans des institutions comme la Sécurité sociale. Le marché du travail comporte des bornes reconnues : le droit au travail, la recherche du "plein emploi", avec la formation d'ouvriers qualifiés et un système scolaire calé sur ces objectifs. Cela permet des rapports politiques et sociaux entre le prolétariat et la bourgeoisie marqués par une autonomie relative mais assez importante.
Cette situation a pris fin avec la libéralisation des échanges et la mondialisation du capital.
Quelles sont les caractéristiques principales de ce " nouveau régime" ?
Au cur de cette structuration nouvelle se trouve la mise en concurrence sans limite des travailleurs. La configuration du capital a changé : elle est dominée par les investisseurs institutionnels, les fonds de pension. Le capital change de forme pour s'autovaloriser sur le marché financier. Le salariat de ce fait devient aussi flexible que le capital lui-même. Donc la précarité absolue devient la règle pour suivre les variations des demandes et des besoins boursiers.
Dans ce sens, les capitalistes sont à la recherche des sources de profit immédiat et sans limites. Ses recherches actuelles s'ordonnent autour de la Chine pour au moins les vingt années à venir. La Chine tend à devenir la Manufacture du monde, avec son immense réserve de travailleurs et son marché en développement rapide. Déjà, 20 % du marché intérieur des Etats-unis existent sur la base de l'exploitation du travail chinois.
Comment dans ce cadre se situe le capital européen ?
Son objectif est la mise en concurrence totale des travailleurs. Il s'agit d'exploiter au maximum les travailleurs les plus exploitables. En son sein, il est favorisé par le fait que le stalinisme a brisé les classes ouvrières dans les pays où il était au pouvoir. (Quels sont les acquis d'un ouvrier polonais, par exemple? Nous verrons plus loin les incidences que cela peut avoir dans la crise allemande actuelle).
Dans cette recherche sans borne du profit, qui a pour conséquence la flexibilité du travail et la mise en concurrence des travailleurs, l'augmentation du nombre des chômeurs qui conservent certains droits se poursuit, mais se développe en même temps une "armée industrielle de réserve" "(sans droits ni possibilité d'organisation) qui est directement la « chose » du capital dans la lutte directe pour l'exploitation.
Mais, bien entendu, le capitalisme européen fonctionne sur le même mode que l'ensemble du capitalisme, avec comme objectif la délocalisation en Chine pour les produits manufacturiers, en Inde pour les services principalement, et le rapatriement des produits financiers ainsi générés.
Pourquoi malgré tout combattre dans le cadre de l'Europe ?
Tout d'abord, l'Europe présente un concentré d'Histoire, avec des traits communs sur lesquels nous pouvons nous appuyer et la persistance d'une simultanéité dans la lutte des classe. Il existe aussi des valeurs encore partagées entre les différents mouvements. Toutefois, un mouvement ouvrier européen qui assume à nouveau la lutte contre le capitalisme à partir d'un projet global alternatif est à construire. Cela passe dans un premier temps par la constitution d'un rassemblement de militants qui travaillent sérieusement, sans gesticulations inutiles, pour ne pas dire contre-productives.
2- Éléments d'analyse du système européen.
Le système politique européen est marqué par une très grande complexité.
Mais 2001 marque un changement de régime majeur. Après la création du marché unique, le traité de Maastricht et le passage à l'Euro marquent ce changement de régime. L'ensemble de l'édifice est construit pour fonctionner sur la base du libéralisme économique. Dans ce sens, le Traité constitutionnel est conçu comme devant être la dernière pierre de l'édifice.
L'ensemble du système politique européen doit être vu comme un système politique intérieur dont l'ensemble des textes législatifs a pour but de protéger l'actionnariat.
C'est un système où les décisions sont prises par les collèges des ministres et par les chefs d'Etats. Il fonctionne de manière hybride et de manière associée :
- 80 % des charges européennes sont assumées par chaque pays
- 80 % des textes législatifs sont adoptés par les Parlements nationaux.
La construction de l'UE est comparable à la construction des Etats modernes du 19ème siècle, avec la construction d'instruments de mesure (système statistique) et de méthodes de fonctionnement (MOC, méthode ouverte de coordination)
Ce système est clos et répond à sa propre logique, et donc tout ce qui s'y oppose ne peut exister qu'en dehors des structures européennes.
Pourquoi un " nouveau régime" ? Pourquoi la Constitution marque-t-elle le changement de régime?
Tout d'abord, nous devons noter une transformation complète du vocabulaire et l'apparition d'une langue propre au système, une véritable croisade contre la démocratie nationale traditionnelle.
La rupture politique apparaît dès 1958, où le traité de Rome (CE) supplante le traité de Paris (CECA, communauté européenne du charbon et de l'acier) où la maîtrise était encore au politique. Depuis cette date, la guerre est ouverte contre les systèmes nationaux.
La déclaration de principe du nouveau régime est claire :
Il s'agit de construire une société « administrée », où se met en place la gestion commune des « choses ». C'est le règne des « experts », de la « technocratie », qui aboutit à réduire à néant l'espace du politique (du conflictuel, du débat sur le choix de société). Le commerce est l'élément « naturel ».
Au centre, les experts économiques (les « techniciens » et les lobbyistes) et les experts juridiques.
L'Europe se construit par le droit (ossature juridique qui aide au fonctionnement du marché), alors qu'au 19ème siècle, la construction des Etats était fondée sur un contrat politique.
Effet direct et primauté des lois européennes contre la démocratie.
Dans ce cadre se construit un système technocratique basé sur le droit de la concurrence, géré par des expertises élaborées par les « meilleurs », dont les conclusions, par définition, ne peuvent être discutées, débattues, ce qui en fait un principe opposé à celui de la démocratie.
En 58 est créé un Parlement croupion sans aucun droit. Le mouvement syndical est nié, et ce n'est qu'en 68/69 que certains syndicats seront associés afin d'obtenir un retour au calme.
En 85 est créé l'Acte unique européen. Il apparaît dans le cadre de la contre-révolution ultra-libérale qui revient sur les avancées sociales des années 65 à 75. C'est une réaction qui fait suite à la très grande peur engendrée par les mouvements de ces années.
Toutefois, la construction européenne n'est pas linéaire.
Jacques Delors a tenté un coup de magie politique. Son discours basé sur des formules comme l"Europe sans frontières" consiste à faire passer le marché intérieur en faisant croire qu'il allait naturellement développer l'emploi. En fait la "politique de l'emploi" sert, dans la confusion politique, à revenir sur les acquis sociaux et sur les règles sociales.
Romano Prodi présente dans le Livre blanc un modèle de « Gouvernance » européenne.
Pour lui, le système européen est trop complexe. Il préconise un fonctionnement basé sur une modélisation par réseaux. Ce fonctionnement a pour but de déstabiliser la représentation politique. La "qualité" de la démocratie est remplacée par le « nombre », comme sous l'Ancien Régime ou dans le système américain. Il s'agit alors d'entreprendre un travail de déconstruction des systèmes politiques historiques, de rechercher une autonomisation toujours plus grande des systèmes européens. La méthode utilisée consiste à mélanger les natures des secteurs (publics, privés) les niveaux (nationaux, locaux, régionaux ) et à associer à ce travail tous les intérêts privés. À ce stade, il faut noter le rôle capital joué par les Eglises.
La représentation politique se trouve donc délaissée au profit du nombre, où l'importance est donné dans cette gouvernance au BOC (bureau d'orientation de la consommation).
Dans ce système, la CES (Confédération européenne des syndicats) n'est pas reconnue comme un syndicat transnational, mais comme un "expert" parmi d'autres.
Éléments de réflexions et pistes de travail
Dans notre combat contre la politique capitaliste mise en musique au niveau européen, il nous faut repérer les points de blocage et déconstruire les mythes qui nous sont présentés comme des vérités révélées.
Le premier point est sans doute la "bombe démographique", qui serait responsable de la situation de crise actuelle.
Il faudra précisément revenir sur la construction du chômage comme instrument politique, sur la notion de « plein emploi » mise en avant dans le projet de Constitution, et qui n'est que la transcription paradoxale dans la lexicologie européenne du workfare, du projet de remettre tout le monde au travail (vieux, malades etc ).
Il faudra séparer la logique de la remise en cause des acquis en matière de santé publique et celle reprise en chur par tous de la progression statistique globale de la longueur de la vie.
Réfléchir de manière précise à la mise à terre de la politique de formation, avec des mythes répétitifs comme la « formation tout au long de la vie » (qui sous-tend tous les projets de réforme scolaire depuis des années, et la suppression des contrats liés à la qualification) doublée par la « validation des acquis de l'expérience », qui ne prennent leur sens que dans le cadre de la recherche de davantage de productivité.
Enfin, il faut poursuivre le travail entrepris sur le droit au salaire, la Sécurité sociale, les mesures de redistribution, discussion ouverte par les journées de formation et les interventions, durant la grève de 2003 en France, de Bernard Friot, discussion dont nous retrouvons de maigres traces dans les motions de "congrès" de la Fédération Sud Education.
Enfin nous ne pourrons nous passer d'une recherche et de discussions sur les formes de l'Etat européen, nourries de ce contenu, afin de cesser de « sauter sur sa chaise comme un cabri » en répétant « une autre, une autre, une autre Europe ! ».
3- Sur la situation allemande.
Willi Hajek, militant syndical de Berlin, fait la lecture d'un discours en dix points d'un représentant des manifestants de Dresde qui fait la liaison entre la lutte de 89 (en RDA) et celle des ouvriers de 2004.
Ce texte est disponible sur le site FESALE- France.
L'Allemagne est encore un pays divisé. En 1989, la révolution politique a abouti à la chute du régime à l'Est, à la libération après des années de dictature stalinienne, et pendant plusieurs mois (d'octobre 89 à janvier 90), au fait que le pouvoir était réellement "dans la rue". La perspective était celle d'une société qui donne du travail à tous avec un bon niveau de vie. Le travail, l'usine restaient au centre de la vie des Allemands de l'Est. Mais l'attirance pour le capitalisme était réelle car il représentait le progrès et le dynamisme.
En Allemagne de l'Est existait un grand capital d'intelligence technique à majorité féminine. Depuis cinq ans, l'inexploitation de ce capital a entraîné une dégradation psychique de masse, au point que l'on y parle de "génération perdue".
Un nombre important de travailleurs est devenu « inutile » et cela a donné lieu à des débats marqués par un très grand cynisme : débat sur les « vieux », sur les malades (avec la suppression des primes de Noël pour ces derniers), sur le minimum retraite.
Comment ont réagi les syndicats?
Les syndicats sont, d'après la Constitution, parties prenantes dans les structures officielles. Ils suivent donc une logique de gestionnaire et participent à cette forme de barbarisation qui résulte de la logique des coûts de production. Ils ont par exemple approuvé la suppression des primes pour les malades.
À l'Ouest, la résistance est forte dans les hôpitaux, chez les médecins. La défense des caisses maladie se heurte aux discours productivistes du type "éliminer tout genre d'improductivité".
À l'Est, toute une région se sent superflue et ne représente qu'une charge pour le système. C'est contre cette logique que se sont organisées les manifestations du lundi. Elles représentent une contestation sociétale globale.
Face à cela, le gouvernement répond en tentant de soumettre la population par la création du travail obligatoire, "les travaux à un euro de l'heure". Il invente la pédagogie par le travail, les nouveaux chômeurs ont des "projets", ils doivent être utiles à la société.
Dans cette crise profonde, il n'y a plus d'espoir dans le parlementarisme (45 % de votants aux dernières élections, dans un pays où la participation aux élections va de soi et est traditionnellement très forte). Le désir de changement de la population passe par les manifestations et les débats de rue.
La revendication d'un salaire de vie émerge largement des débats.
L'état d'esprit général peut se résumer par cette banderole : "Vivre, pas végéter"
À l'Ouest, la discussion sur le temps de travail et le salaire fait un retour en force.
Quelles sont les formes d'organisation ?
La forme principale de regroupement à l'Est s'organise autour de la commune. Leipzig joue ici un rôle d'exemple. Il existe des formes de forum des mouvements sociaux.
Dans les partis, il existe une crise au sein de la Social démocratie, où émerge la figure d'Oscar Lafontaine, pour qui la crise est conjoncturelle et les réponses de type keynésien. Un projet existe de reconstruire une nouvelle SD qui prendrait appui sur les cadres intermédiaires des syndicats.
Mais pour la grande majorité de la population, il s'agit d'une crise générale de société. Les formes d'action restent cependant limitées. Des réseaux existent, mais ils ne génèrent pas de structures stables.
4- Place du Syndicalisme alternatif, sa vision globale et sa position dans le domaine scolaire.( Un exemple italien)
L'élément fondamental actuel, c'est la technocratie qui s'oppose au droit du travail. Le modèle structurel est le capitalisme d'Etat qui permet la contention des forces ouvrières. Il existe une mobilité entre la bureaucratie syndicale et la technocratie européenne (et italienne), dont une partie significative provient de l'aristocratie ouvrière. La "gauche politique", garante des bureaucraties, est naturellement portée à faire ce travail.
L'"Autonomie ouvrière" a disparu définitivement. On assiste à l'apparition d'une nouvelle figure du producteur. Le modèle du tiers-monde commence à s'appliquer en Europe.
Le système "post-toyotiste" est déjà en application dans nos pays. Il s'agit bien d'une nouvelle ère, aucun retour en arrière vers une social-démocratie s'appuyant sur les syndicats n'est possible. En revanche, il n'y a pas de dérégulation sans implication des syndicats.
De ce fait, le champ du syndicalisme alternatif est un champ social et politique global.
Dans le domaine de l'Education, la figure nouvelle du producteur est centrale (système anglo-saxon). La nouvelle école doit s'adapter à l'Homo economicus. Si l'ancienne école mettait au centre la culture et la transmission des savoirs critiques, la valeur de la nouvelle école est la consommation.
À l'université, la culture est devenu un business. Il y a une marchandisation de la formation et les enseignants tendent à devenir des patrons du savoir. Il y a une confusion des rôles. L'université présente une carte des services, et l'étudiant devient un client.
Le lien entre la recherche et la transmission des savoirs est brisé, car il n'entre plus dans le nouveau système marchand.
Le nouveau système est basé sur des changements profonds :
- Réduction des financements publics
Il s'agit d'un bouleversement tellement important qu'il bouscule l'ancienne conception libérale de l'enseignement, qui figure pourtant dans la Constitution italienne.
Ce mouvement, qui s'amorce dans les années soixante et soixante-dix pour empêcher l'accès de la "masse" à la culture, pour déqualifier de façon massive, n'a été possible qu'avec la couverture de la gauche ouvrière traditionnelle.
De même, les critiques pédagogiques (libertaires, Illich ) ont été utilisées et littéralement « inversées » pour détruire l'Ecole ancienne.
Les conséquences sociales directes sont la suppression du lien organique : diplôme-travail-salaire, la déréglementation des diplômes et la "prolétarisation" des enseignants. Plus profondément encore, c'est la division sociale accrue par l'orientation des élèves dès l'âge de douze ans.
Contrairement à ce que l'on proclame souvent, la notion de service n'a jamais existé pour le bien des populations. Ce fut soit du clientélisme, de la soumission aux régimes dictatoriaux fascistes ou staliniens, aux besoins du capitalisme sous ses différentes formes ou à l'Eglise catholique. L'Ecole ne peut être assimilée à un service ; au contraire, on doit affirmer qu'elle doit être une Institution de la sphère publique et non un service d'Etat.
En guise de conclusion
Les intervenants lors de ces journées ont amené leurs propres éclairages qui, bien souvent, se recoupent et se complètent. Mais le but de ces rencontres est aussi d'ouvrir non pas seulement des simples discussions (passionnantes le plus souvent, car échappant à la gangue de la pensée unique de gauche ou gauchisante), mais d'ouvrir des pistes de travail pour faire de la FESAL une organisation vivante et indépendante.
En plus des chantiers ouverts dans le corps de ce compte rendu, il apparaît évident que la critique de la notion de service public a fait réagir et a réactivé un débat fondateur de SUD Education Paris. Il est impossible d'en rester là, un travail précis de recherche doit se mettre en place et les ordinateurs doivent fumer.
Des divergences existent ; sont-elles des divergences de fond, ou simplement des approches différentes dues à la situation sociale et nationale de chacun ? On le saura en avançant.
Toutefois des positionnements politiques immédiats doivent être possible.
La FESAL se reconnaît-elle dans l'argumentaire de Corinne Gobin sur le « Non à la Constitution » ? Ce point peut et mérite d'être tranché rapidement, ne serait-ce qu'en décidant si et sous quelle forme la FESAL (en France au moins, où le problème se noue, et que regarde toute l'Europe) doit faire campagne sur ce thème.
Des décisions importantes
La FESAL n'étant pas un simple réseau d'organisations ni un cercle de discussion, des décisions politiques et pratiques ont été prises :